Elle doit avoir 16 ans, 17 au plus. Devant son miroir, cette jeune fille qui se fait appeler « Trendymood » se filme en train de se couper la frange. Les ciseaux effilent méthodiquement son épaisse chevelure châtain, pendant qu’elle dispense ses conseils, étape par étape, de façon pédagogique. Postée sur le site de vidéos communautaires Youtube, sa vidéo a déjà été vue plus de 100 000 fois.
Trendymood n’est pas une exception. Ces ados qui se coiffent comme des pros et qui dispensent de véritables tutoriaux sur le Net sont de plus en plus nombreuses. On les appelle les « hauleuses », de hauling qui signifie « butin ».
Le principe ? Des jeunes filles, férues de mode, de cosmétiques et de coiffure, se filment donnant leurs avis sur des produits, dévoilant leurs trouvailles, ou expliquant, à l’image de Trendymood, comment adopter les dernières coiffures à la mode ou les maquillages tendance.
Ce phénomène est né à la fin de 2009 aux États-Unis et au Canada. Là-bas, certaines hauleuses, comme Blair Fowler alias Juicystar07, sont de véritables stars aux vidéos vues plus d’un million de fois.
La raison de ce succès ? La proximité avec la cliente bien sûr. Filmées dans leur chambre, ces jeunes filles parlent à leurs millions de visiteurs comme à leur copine et donnent, avec beaucoup de spontanéité, leurs avis beauté et mode. Si cette tendance s’implante petit à petit en France, elle est d’ores et déjà bien connue des professionnels de la coiffure. « Certaines sont très douées et ont une grande maîtrise de la coiffure », explique Jérôme Tiercelet, hair styliste.
Ces hauleuses, en effet, ne se contentent pas d’expliquer comment se faire les pointes, mais elles se lancent dans l’élaboration de chignons ultrasophistiqués. Mieux, certains coiffeurs se sont eux-mêmes lancés dans l’explication de leur art. Le hauling menace-t-il la coiffure professionnelle ? Les coiffeurs qui dévoilent leurs tours de main sont-ils, comme les magiciens qui expliquent leurs tours, en train de tuer le métier ?
« Pour se mettre une balle dans le pied, il faut bien viser », répond en blaguant Jean-Marc Joubert. Le coiffeur lance, à la rentrée de septembre, un atelier coloration. Pour les besoins de son académie, il fait venir des clientes afin qu’elles servent de modèles.
Jean-Marc Joubert a ainsi remarqué que ces modèles apprécient d’entendre le coiffeur pro et l’élève discuter technique. « Sur le fauteuil du coiffeur, la cliente est une éponge. » Elle ne vient pas seulement pour une coiffure, elle attend aussi que le coiffeur lui fasse partager son savoir. « Aujourd’hui, la cliente est très informée, elle sait ce qu’elle veut, ce qu’elle ne veut pas… Il faut arrêter de la prendre pour une idiote !, reprend-il plus sérieux. Si on vous bande les yeux, qu’on travaille sur votre chevelure avant de vous réclamer de l’argent, cela va peut-être vous amuser la première fois… Mais après, vous demanderez à voir ce qui se passe !
Nous ne sommes pas là uniquement pour prendre cet argent. Le manque de conseils chez un coiffeur peut parfois cacher le manque de compétences. Ceux qui nous critiquent ont toujours tout fait, tout vu ! Mais qu’ils regardent un peu si, en créant des coiffures importables, ils ne font pas fuir les clientes plutôt que de développer un marché. Avec nos ateliers, nous créons une niche. »
Jean-Marc Joubert a une expérience en la matière, il fut l’un des premiers à imaginer un atelier chignon dans son salon parisien. « Chez nos clientes, nous avons réussi à déclencher une envie de chignon, à créer une dépendance ! » Pas de secret de fabrication, juste un rapide tour de main pour un chignon simple, les clientes, qui veulent des choses plus élaborées, prennent alors rendez-vous avec un professionnel.
Pour Patrick Lagré, creative director de Toni&Guy, si menace il y a, elle ne vient pas du hauling. « La coiffure est un éternel renouvellement : les modes de consommation évoluent, explique-t-il. Nous récoltons aujourd’hui ce que nous avons semé hier ! En mettant à disposition des clientes des plaques chauffantes, des produits de coloration… Il n’est pas surprenant qu’elles échangent leurs conseils sur les nouveaux médias. »
Jean Claude Aubry a fait le même constat en créant ses « shoppings » coiffure. « Les industriels, les grossistes et Internet sont les trois piliers de la désertification des salons. Il s’agit pour nous de revaloriser le métier, de redorer le blason en mettant un professionnel en boutique qui donne des conseils avisés, de ne pas rompre définitivement avec une clientèle qui parfois se coiffe elle-même. »
Car aujourd’hui, la cliente est en recherche d’interactivité avec son coiffeur. Un peu comme si leur relation, toujours privilégiée, prenait une tournure plus « adulte ». Et même les grands groupes s’y mettent.
Sur le site Internet grand public de la marque Schwarzkopf, l’onglet Conseils dispense quantité de trucs et astuces destinés à la cliente, selon son type de cheveux : Que faire en cas de coloration ratée ? Cheveux secs, que faire ?
« Nous sommes dans l’ère de la pédagogie et du conseil. Aujourd’hui, le client n’attend plus le même service, il veut davantage de conseil dans les salons et en dehors, expose Sylver Boll, directeur PPS chez Schwarzkopf Professional France. Dans tous nos outils de communication, nous essayons d’être proches des consommateurs en étant de plus en plus interactifs.
Sur notre site grand public, nous nous adressons à la cliente et nous l’accompagnons chez elle en la conseillant sur l’application des produits pour optimiser les résultats. Le hauling s’inscrit dans cette tendance : ce ne sont plus les fournisseurs qui communiquent, mais les particuliers.Il y a une liberté d’expression et c’est très positif, mais le risque est de rien maîtriser et de ne pas avoir les compétences pour vraiment donner son avis ou faire partager son talent. » Charge au coiffeur de rattraper les mauvais coups !
Comme en coloration, tout est une affaire de dosage. Les ateliers coloration de Jean-Marc Joubert enseigneront les bases de la technique à leurs élèves. « En ce qui concerne le balayage, des choses plus sophistiquées, il faudra plutôt passer en salon, explique-t-il. Dans nos ateliers, on apprendra le temps de pause, la cosméticité, pour que la cliente ne ressorte pas avec le nuancier sur la tête. On fera des choses simples, portables et de qualité. »
Jean Claude Aubry a notamment été très surpris à la lecture des demandes des clientes. « Nous étions partis sur des sessions brushing… Finalement, elles demandent des choses très élaborées, comme les poses d’extension ou la coloration. » Conscient du succès de l’affaire, il oppose quelques bémols à l’expérience.
« J’ai vu, dans le passé, des coiffeurs qui banalisaient leur salon un après-midi pour prodiguer des conseils à leurs meilleures clientes. Je déconseille fortement à mes franchisés de faire de même, je leur conseille plutôt d’ouvrir des shoppings », où les clientes trouveront juste ce qu’il faut de conseils pour trouver leur coiffeur sympa et ne pas ressembler à des perruches !
« Partout, constate Jean-Marc Joubert, on nous dit qu’il faut absolument développer la formation, c’est ce que je fais un peu dans mes ateliers coloration. » De là à voir des clientes passer leur VAE coiffure grâce à une pratique régulière du hauling, il y a un grand pas ! Que nos coiffeurs réfractaires se rassurent !